Par Albrecht Sonntag
Méconnue du grand public, la politique spatiale européenne mérite qu’on s’y attarde un peu. Retour sur une rencontre passionnante avec Jean-Jacques Dordain, ancien directeur général de l’Agence Spatiale Européenne (ESA).
Quand on est bousculé par l’actualité comme le sont les Français et les Britanniques à l’heure actuelle, cela fait du bien de prendre un peu de recul, de changer de perspective. L’occasion en a été donné à l’heureuse audience d’une conférence très originale qui se tenait à Angers lundi 10 décembre et qui était consacrée à la politique spatiale européenne.
Invité de l’ESSCA, Monsieur Jean-Jacques Dordain, ancien directeur général de l’ESA – l’agence spatiale européenne – a partagé son expérience de trente années passées au service de cette institution plutôt méconnue du grand public. Ce dernier se passionne certes pour les tweets et les vidéos envoyés par Thomas Pesquet depuis l’espace, mais ne se rend guère compte de ce que les missions spatiales ont apporté et continuent à apporter à son quotidien.
Dans une certaine mesure, il faisait écho à l’intervention de Claudie Haigneré, première spationaute française dans les années 90 et 2000, lors des “Géopolitiques de Nantes“ il y a deux mois. Elle aussi avait souligné à quel point la technologie spatiale était désormais indispensable dans bien des domaines, comme l’agriculture, les transports, l’environnement, sans parler de la défense et de la sécurité. Pour Jean-Jacques Dordain, c’est très simple : « vous ne pouvez plus vivre sans les services fournis par l’espace ».
En même temps, cela va bien plus loin qu’Ariane, Galileo et les services qu’ils rendent au présent. Les activités spatiales sont primordiales pour notre avenir commun. C’est depuis l’espace qu’on a pris conscience de la finitude de notre petite planète ; c’est depuis l’espace, en explorant Vénus, qu’on a découvert l’effet de serre ; c’est depuis l’espace qu’on peut tenter de « comprendre, prédire, et surveiller à l’échelle globale » les multiples conséquences de l’activité humaine qui mettent en danger la survie même de notre espèce.
Selon Jean-Jacques Dordain, l’Agence spatiale européenne, avec ses moyens très modestes comparés aux budgets américains, russes ou chinois, apporte une contribution non-négligeable, avec « des missions et des programmes d’observation uniques ». C’est même « un modèle d’efficacité » !
Bien sûr, l’ESA n’est pas une exception à la règle qui veut que les institutions européennes mettent un temps fou avant d’arriver à se mettre d’accord. C’est une institution de type inter-gouvernementale, financée à 75% par les quatre plus grands de ses 22 États-membres (parmi lesquels on trouve d’ailleurs la Suisse et la Norvège). Du coup, elle connaît tous les problèmes structurels de la coordination inter-gouvernementale : comme le soulignait Jean-Jacques Dordain sous forme de boutade, ce qu’Elon Musk décide en un jour, l’Europe spatiale met deux ans à décider. En revanche, une fois un accord trouvé, elle va jusqu’au bout de ses missions, ce qui fait d’elle le « partenaire le plus fiable » parmi tous les acteurs de l’espace.
L’ESA, c’est la fameuse « Europe à la carte » ou « Europe à plusieurs vitesses », que tout le monde fait semblant de récuser par principe avant de la pratiquer sur le terrain, que ce soit dans la monnaie unique, l’espace Schengen, ou d’autres domaines.
Mais l’ESA est aussi emblématique de la plus-value des institutions européennes : selon Jean-Jacques Dordain, sans l’ESA, les différents États n’auraient jamais fait ce qu’ils ont fait en matière spatiale, même s’ils en avaient les moyens. C’est l’existence même d’une telle institution qui permet de mobiliser une dynamique propre.
Reste la question de savoir ce qui se passera à l’Agence spatiale européenne après le Brexit. Après tout, le Royaume-Uni est l’un de ses membres les plus importants. Ceci dit, le Brexit, c’est sur terre. Là-haut, dans les étoiles, la loi universelle de la gravitation (découverte par un Britannique, justement) ne s’applique pas. En apesanteur, délesté des poids idéologiques, même les Russes et les Américains coopèrent. Pragmatique, le « Major Tom » britannique finira peut-être bien par rester à bord du vaisseau européen.