Par Albrecht Sonntag
Cette semaine, on assiste à la grande finale du centenaire de la Première guerre mondiale, savamment mise en scène par Emmanuel Macron. Y a-t-il overdose commémorative ?
Certes, soixante chefs d’Etat à l’Arc de Triomphe et à Versailles, cela peut paraître excessif. Mais dans un pays qui compte 30 000 monuments aux morts, le souvenir de la Grande Guerre a des vertus consensuelles et pédagogiques dont on comprend que le président français ne veuille pas s’en priver.
Les images de ces cérémonies en évoqueront d’autres. Emmanuel Macron et Angela Merkel à la clairière de l’armistice dans la forêt de Compiègne, cela fera penser notamment à cette photo particulièrement émouvante de François Mitterrand et de Helmut Kohl, se tenant la main à Verdun en 1984. Une image qui a fait le tour du monde.
1984, c’était il y a 34 ans. Et à l’époque, cela faisait tout juste 34 ans que Robert Schuman avait fait l’offre aux Allemands de s’engager dans l’aventure de l’intégration européenne par le charbon et l’acier.
A cette époque-là, le geste de Kohl et de Mitterrand – qui n’avait pas été prémédité selon le chancelier allemand – était l’illustration grave et émotionnelle du grand récit fondateur du projet européen : la réconciliation sur les tombes des guerres répétées et dévastatrices ; la mise en place d’un système institutionnel assurant la paix entre les anciens ennemis, basé sur la reconnaissance d’une interdépendance de fait ; et enfin, l’espoir d’une solidarité et d’une confiance mutuelle durable nées sur le souvenir partagé d’un passé douloureux.
En juin 1984, c’était une autre Europe. L’Union européenne s’appelait encore la « CEE » (Communauté économique européenne), et ne comptait tout juste que dix membres. Jacques Delors n’était pas encore nommé à la tête de la Commission, et le grand marché unique semblait un rêve hors atteinte. En revanche, le mur de Berlin, lui, paraissait plus solide que jamais, destiné à une longue existence.
L’Europe d’aujourd’hui est bien différente, les expériences historiques de ses membres et sa mémoire collective est plurielle, plus fragmentée. Et c’est pour cette raison que depuis une quinzaine d’années, il est devenu monnaie courante de clamer que ce récit fondateur – ou « narrative », comme le nomment les Anglais – serait devenu obsolète.
L’argument choc en faveur de cette thèse, désormais avancé jusque dans la Commission européenne elle-même, est que pour les jeunes générations, la paix serait, paraît-il, un acquis qui va de soi. Il serait par conséquent nécessaire de trouver d’autres récits mobilisateurs, de donner à la construction européenne une nouvelle raison d’être.
De tels constats sont généralement assortis d’un rappel que l’Union compte désormais vingt-huit Etats-membres et que l’histoire du noyau franco-allemand ne saurait plus servir de fondement pour un récit et une vision partagée par tous.
J’ai de sérieux doutes.
C’est le contraire qu’on observe : les commémorations des guerres fratricides européens – que ce soit l’enfer de Verdun de 1917 ou les plages du débarquement de 1944 – trouvent un grand écho dans la population, toute génération confondue.
Et que les jeunes Européens soient insensibles au récit fondateur de la paix durable acquise par les moyens de la coopération économique et politique et par la volonté de réconciliation – c’est un mythe ! Les centaines d’étudiants multinationaux auxquels mes collègues et moi ont proposé des visites de ces sites de guerre depuis une vingtaine d’années, ont tous été fortement marqués par cette expérience. Elle a donné un autre fondement à leurs études de l’Union réellement existante du XXIème siècle.
Non, le récit fondateur originel de l’Europe d’aujourd’hui n’a rien perdu de sa pertinence. Et ce récit ne représente en aucun cas une « myopie franco-allemande » susceptible d’exclure d’autres expériences et perspectives. Il s’agit au contraire tout simplement d’une grande idée – vision formulée entre autres par Winston Churchill dans son fameux discours de 1946 à Zurich – qui est devenue réalité contre toute attente.
Commémorer les grandes dates des guerres, c’est en même temps renvoyer vers la preuve irréfutable que les peuples ne sont pas prisonniers de leurs haines ancestrales, mais capables de s’en émanciper.
Si ce n’est pas ça, l’étoffe d’un récit partagé robuste, inclusif et durable, où faut-il en chercher ?