Par Albrecht Sonntag
Il y a quelques jours, Jacques Ferran est décédé à Paris, à l’âge de 98 ans. Si ce nom ne vous dit pas grand-chose en lien avec l’histoire de l’Europe, ce billet est pour vous.
La culture populaire, c’est le parent pauvre de l’histoire de l’intégration européenne. Pourtant, nous savons tous qu’au-delà des grands traités et des institutions, l’Europe d’aujourd’hui doit beaucoup aux rencontres initiées par la société civile, dans le cadre des jumelages, ou encore dans le cadre des échanges artistiques et sportifs.
Il est probable que le nom de Jacques Ferran ne vous dise pas grand-chose. Son métier ne consistait pas à se mettre en valeur lui-même, mais plutôt les prouesses des autres. Il était simple journaliste sportif. Et pourtant, il a laissé une forte empreinte sur l’histoire populaire de notre continent.
Monté de son Montpellier natal à Paris à la fin des années 1940, doté d’un bac littéraire, il détonnait un peu dans les rédactions de L’Equipe et de France Football, qui n’en faisait qu’une à l’époque. Et il révéla vite son talent, aux côtés des grandes plumes de la presse sportive française de l’après-guerre, comme Gabriel Hanot, Jacques de Ryswick ou Jacques Goddet, son chef, qui était aussi le directeur du Tour de France.
C’est vers la fin de l’année 1954 que ces Messieurs ont griffonné, sur une nappe en papier d’un bistrot parisien, l’ébauche du règlement d’une compétition de football qui opposerait les meilleures équipes européennes dans un genre de tournoi qui se jouerait tout au long de l’année en milieu de semaine, avec des matches aller et retour dans les différentes villes concernées. Un « brainstorming », comme on dirait aujourd’hui, et dont est née la Ligue des Champions. A l’époque, on l’appelait la « Coupe des Clubs Champions Européens ».
Une fois l’idée un peu formalisée sur une demi-douzaines de pages manuscrites, Jacques Ferran et ses collègues l’ont mise en œuvre sans tarder, en prenant l’initiative de convoquer à Paris les représentants des clubs qu’ils avaient identifiés et en mettant ainsi une pression de lobbying terrible sur l’UEFA, la confédération européenne qui venait de naître et qui a fini, après quelques tergiversations, de faire sienne ce projet. Un « énorme coup de poker », selon Jacques Ferran, mais un coup réussi, car dès le 4 septembre 1955, le premier match a eu lieu entre le Sporting Lisbonne et le Partizan Belgrade. Un club issu d’une dictature à l’extrême ouest du continent, et un adversaire en provenance d’un pays communiste des Balkans, de derrière le rideau de fer. Etonnante, cette capacité du football à se moquer des frontières politiques !
Dès ces débuts, la Coupe d’Europe a été plus qu’une compétition sportive. Elle a créé dans les années 60 et 70, en pleine guerre froide, pour un nombre invraisemblable de jeunes Européens (et des moins jeunes), tout un cadre de référence géographique, rempli de vie cette notion quelque peu abstraite d’« Europe ».
Elle a mis en place ce que mon collègue britannique Anthony King appelait « le rituel européen », réunissant les passionnés à travers les frontières linguistiques autour de ces noms mystérieux comme l’Ajax et le Dynamo, le Real et la Steaua, la Juventus et la Borussia, l’Etoile Rouge sans oublier, bien sûr, qui c’est les plus forts, évidemment c’est les « Verts » !
Elle a fait éclore un espace de communication transnational et de mémoire collective partagée dont France Football était « la bible » incontestée.
Est-il dès lors exagéré d’appeler Jacques Ferran un « père fondateur » européen de la culture populaire ? Je ne le pense pas.
Il y a cinq ou six ans, je suis allé consulter sa mémoire prodigieuse pendant deux après-midis franchement émouvants dans son appartement du Boulevard Raspail. Il m’a montré les fiches manuscrites du premier règlement de la Coupe d’Europe, et il m’a raconté comment il a lancé, en 1956, l’idée du « Ballon d’Or », cerise individuelle sur le gâteau collectif du football européen, et qui s’est avéré un autre pont au-dessus du rideau de fer pendant des décennies.
Quand je lui ai dit qu’il avait été un pionnier, il m’a ri au nez : « Mais non. C’était une autre époque. Une époque où tout nous a semblé facile, car tout était à faire. »
Encore fallait-il le faire. Je maintiens donc le terme de pionnier. Un pionnier dont l’héritage dépasse largement la sphère sportive. La place de la culture populaire dans la vie quotidienne et dans la mémoire collective nationale, mais aussi transnationale, est largement sous-estimée par les intellectuels. Petite erreur de perspective.