Par Albrecht Sonntag
Les élections régionales en Bavière du 14 octobre dernier, tout comme les municipales en Belgique ou les législatives au Luxembourg du même jour, méritent qu’on s’y attarde. Leurs résultats semblent illustrer une tendance de fond qui les dépasse et qui risque de continuer à redessiner le paysage politique.
La percée simultanée et surprenante des écologistes lors de ces trois votes a été enregistrée par les médias. Certains se sont risqués à y voir l’annonce d’une véritable conquête des parlements en Europe par un mouvement écologiste arrivé à maturité et aidé par le déclin des partis traditionnels, les valeurs des « bobos » urbains, et les angoisses climatiques qui montent. Ainsi, l’excellent Florian Eder, auteur d’une très bonne newsletter européenne pour le compte du site Politico, est allé jusqu’à encourager ses lecteurs à « marquer le 14 octobre dans leur calendrier comme une date charnière pour l’Europe » – « a potential turning point », comme il l’a écrit.
C’est séduisant. Mais si « turning point » il y a, c’est moins dans les résultats de ces élections, aussi remarquables qu’ils soient. Après tout, les Verts bavarois resteront tout de même dans l’opposition. Le vrai changement se situe ailleurs, dans une érosion du vocabulaire traditionnel politique qui ne semble plus apte à répondre ni aux défis de notre époque ni aux préoccupations profondes des citoyens.
En France, la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron a porté un coup aux adjectifs « gauche » et « droite » dont les deux camps ont encore aujourd’hui du mal à se relever. Pour l’avenir, on nous propose une opposition tout aussi binaire des « progressistes » contre les « nationalistes ». Mais elle non plus, elle risque de ne pas tenir la route, car elle semble exclure, ou du moins négliger, des enjeux qui ne rentrent pas dans ces cases ou qui n’y sont pas prioritaires.
Ce à quoi les partis verts sont peut-être en train de contribuer dans plusieurs pays à la fois, c’est une redéfinition de l’adjectif « conservateur ».
Rappelons-nous la célèbre phrase du roman Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. C’est le personnage de Tancredi qui l’adresse à son oncle, le Prince de Salina, vieil aristocrate presque tétanisé face au changement d’époque qui se dessine dans l’Italie de 1860 : « Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change. »
Du temps de Lampedusa – son roman a été publié il y a tout juste 50 ans – il y avait bien du « conservatisme » dans l’offre politique des démocraties, mais on ne parlait pas encore de « durabilité » – ou de « sustainability » en V.O. anglaise. Or, il semble que le véritable conservatisme d’aujourd’hui est celui qui se pose la question du « durable ». Et c’est bien de cela qu’il a été question dans les élections du dernier week-end.
D’abord, bien sûr, dans une perspective écologique – comment faire pour « conserver » au mieux la qualité de notre environnement et limiter les dégâts (désormais inévitables) du changement climatique et de notre mode de vie actuel ?
Mais aussi dans une perspective sociale – comment faire pour « conserver » ce qui a fait de notre Europe la région la moins inégale et la plus protectrice de la planète ?
Et enfin, au même titre, dans une perspective politique – comment « conserver » non pas les structures, postures et positions dominantes du monde politique actuel, mais l’essence même de la démocratie exposée aux assauts des peurs primaires, de l’anti-intellectualisme, de la démagogie ?
Opposer les progressistes aux conservateurs, cela ne veut plus rien dire. Les vrais conservateurs seront ceux qui proposeront des réponses progressistes à ces trois questions.
Les mots ont un sens. Mais ce sens n’est pas figé. Vouloir décrire et comprendre le monde qui nous entoure et qui est sujet à de véritables disruptions, nécessite d’être sensible aux glissements sémantiques qui modifient les connotations et les significations de toutes ces expressions qu’on croyait pourtant clairement définies. En temps de turbulences politiques, interroger la pertinence des concepts traditionnels ne relève pas du pinaillage théorique dans la tour d’ivoire académique, mais de l’exercice salutaire d’hygiène civique.