Brexing News #36 : Royaume-Uni / Allemagne – deux trajectoires opposées

Par Albrecht Sonntag

Un dessin peut en cacher un autre ! Celui dont il a été question hier, le petit chat de Harry Haysom qui se rêve en Roi Lion, m’en a rappelé un autre, vieux d’un quart de siècle déjà, mais plus que jamais d’actualité aujourd’hui. Les élections allemandes de dimanche prochain sont un excellent prétexte de le sortir du tiroir.

Michel als Wikinger

Paru dans un quotidien régional allemand autrement moins prestigieux que le Financial Times, il montre un décalage similaire entre image de soi et par les autres. Le dessin (conçu par le caricaturiste Egon Kaiser) montre le « Michel », personnage stéréotypé de l’Allemand moyen, paisible, voire peu simplet, généralement représenté avec un bonnet de nuit sur sa tête. Contrairement au chat de Harry Haysom, il n’est pas en face d’un miroir mais en train de se faire faire le portrait par un peintre dont la tête – un globe terrestre – nous suggère qu’il s’agit du regard du monde. On découvre alors sur le canevas du portrait presque achevé que le Michel, candidement assis dans son fauteuil, est perçu par les autres comme un guerrier mi-Viking, mi-Neanderthal, prêt à en découdre et doté de biceps impressionnants identifiés comme « politique » et « économie ».

Bien entendu, ce dessin renvoie au moment de la réunification et aux peurs que la nouvelle Allemagne suscitait chez ses voisins. Beaucoup d’Allemands découvraient avec stupéfaction qu’on leur attribuait tant de puissance.

C’est une image assez prophétique. 25 ans plus tard, force est de constater que jamais depuis sa création en 1949, la

République fédérale d’Allemagne n’a possédé autant d’influence en Europe et dans le monde, et comme le suggère le dessin, sa puissance est non seulement d’ordre économique mais aussi politique. Et si elle défend aujourd’hui ses intérêts nationaux avec plus de confiance-en-soi, elle se sent toujours aussi mal à l’aise avec la demande des autres d’assumer aussi le leadership qui va avec sa puissance. Dans la littérature académique anglo-saxonne, l’expression du « hégémon réticent » a fait florès ces dernières années (voir ici, ici, ou ici).

En regardant, impuissant, le déroulement du Brexit, on ne peut s’étonner de la différence frappante entre la trajectoire de l’Allemagne et celle du Royaume-Uni durant ces dernières décennies.

L’ironie du sort veut que si l’Allemagne est ce qu’elle est aujourd’hui, les Britanniques y sont pour beaucoup ! Ce sont bien les Anglais qui, à l’issue de la seconde Guerre mondiale ont donné aux Allemands les outils pour fonder une nouvelle démocratie. Ils ont activement soutenu l’idée partagée par les Alliés qu’il fallait réinstaurer un fédéralisme susceptible de contrebalancer toute tentation de refaire un « Reich », c’est eux qui ont servi de modèle pour un régime parlementaire soucieux de la séparation des pouvoirs ; eux encore qui ont inspiré le paysage médiatique, avec ses services audio-visuels de droit public mais indépendants et sa presse plurielle de qualité acquise à l’ordre démocratique et libérale.

Comme le prouveront à nouveau les élections de dimanche, la démocratie allemande fonctionne remarquablement bien. Bien sûr qu’elle connaît ses couacs et ses ratés, et on est évidemment libre d’être en désaccord avec les politiques poursuivies par ses gouvernements successifs, mais il faut reconnaître que ses institutions sont d’un équilibre et d’une stabilité rares. Comme le confirme la récente enquête « eupinions », 63% des Allemands sont satisfaits de la manière dont fonctionne leur démocratie, nettement plus que dans les autres grands pays européens.

Pendant ce temps, le Royaume-Uni est en train de démanteler son propre modèle : l’équilibre entre les parties qui le composent est plus que fragile, comme le révèle à nouveau le Brexit. Ce dernier sert aussi de prétexte pour déposséder le parlement, pièce angulaire de la démocratie, de ses prérogatives au bénéfice d’un exécutif composé par un personnel politique dont le courage et l’amour de la vérité ne sont pas les vertus premières. Quant aux médias, tant les dirigeants que l’opinion publique sont travaillés en permanence par les vociférations d’une presse de caniveau cynique, qui a réussi à faire en sorte que le nationalisme et la xénophobie ne soient plus le domaine réservé de l’extrême droite, mais largement partagés dans l’espace public.

L’un des titres phares de cette presse, The Sun, s’est adressé il y a quelques jours aux Allemands, accusant – en allemand ! – Jean-Claude Juncker (« un clown imbibé de Cognac ») et Michel Barnier (« un dandy imbu de lui-même ») d’empêcher un accord de libre échange qui serait pourtant « au bénéfice de millions de personnes ». Rappelant l’importance du marché britannique pour « Volkswagen, BMW, Mercedes, Siemens », les journalistes étaient visiblement convaincus que l’Allemagne pouvait être un allié contre Bruxelles. Ils auraient mieux fait de suivre le débat télévisé entre les deux candidats à la Chancellerie. Ils se seraient alors aperçu que l’Europe était certes au centre des échanges, mais ni le Brexit ni le Royaume-Uni n’ont été mentionnés une seule fois – de toute évidence, les Allemands ont d’autres chats à fouetter actuellement que le Roi Lion de Harry Haysom…

Si la situation n’était pas aussi grave, on s’amuserait en dressant des parallèles avec le label « Made in Germany » inventé par les Anglais pour dénigrer la qualité inférieure des marchandises allemandes et aujourd’hui la marque qui inspire le plus de confiance dans le monde, ou encore le football – les Anglais qui chantent « Football’s coming home ! » et les Allemands qui remportent les titres – mais le rire n’est pas vraiment de mise.

D’un côté une ancienne grande puissance en pleine automutilation, de l’autre côté une nation qui se voit poussée malgré elle dans un rôle de leadership en Europe et au-delà – ce décalage entre des trajectoires opposées n’est dans l’intérêt de personne.

D’autant plus que la puissance économique allemande est peut-être bien plus vulnérable que ne pensent les Allemands eux-mêmes et qu’elle dépend davantage d’une constellation heureuse (la demande suscitée par la globalisation) que des fameuses réformes de l’ère Schröder ou de l’inventivité (remarquable) de ses ingénieurs. Il n’est pas impossible que le déclin (relatif) de l’Allemagne soit déjà engagé.

Le pays est déjà passé par des moments difficiles, et même en déclin, il restera respectueux de ses institutions et fidèle à son intégration dans une Europe unie. Le reste de l’Europe continuera à regarder du côté de Berlin pour se faire guider. Mais l’Allemagne serait un meilleur leader si elle avait des alliés à la fois fiables sur le plan politique et performants sur le plan économique. Pour que le Royaume-Uni en fasse partie, il faudrait une véritable rupture radicale. Dans le meilleur des scénarios, le chaos du Brexit la provoquerait.

 

L'auteur

Albrecht Sonntag

Albrecht Sonntag

Albrecht Sonntag est membre d’Alliance Europa. Il est professeur d’études européennes à l’EU-Asia Institute de l’ESSCA Ecole de Management (Angers).

Albrecht Sonntag est membre d’Alliance Europa. Il est professeur d’études européennes à l’EU-Asia Institute de l’ESSCA Ecole de Management (Angers).

Albrecht Sonntag est à l’origine du Multiblog Alliance Europa et a dans ce cadre animé un atelier « Blogging : Pourquoi et Comment ? » à destination des doctorants.

Il a également été un des organisateurs du Colloque sur l’impact du Brexit sur les Pays de la Loire et de la journée sur la contribution du sport à l’intégration des migrants et réfugiés en Europe.

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