Par Albrecht Sonntag
Depuis des décennies, le regret de l’absence d’une « sphère publique européenne » fait partie des figures rhétoriques quasi-obligatoires dans toute analyse des difficultés de la construction européenne.
Ce concept de « sphère publique », théorisé et développé par le philosophe Jürgen Habermas depuis les années 60, renvoie vers l’espace de communication et délibération dans lequel se déploie le débat politique éclairé. Un espace partagé qui est le préalable de toute prise de conscience politique des grandes collectivités et dont l’avènement a joué un rôle essentiel dans l’émergence des états-nations d’aujourd’hui.
Au sein de l’Europe communautaire, la sphère publique (ou plutôt son absence, voire son impossibilité) est vite devenue un des serpents de mer préférés. Tout le monde convenait qu’il y avait autant de sphères publiques que d’Etats-membres. Rien qu’en raison du morcellement linguistique et culturel de l’espace européen, mais aussi en raison d’agendas politiques nationaux divergents, cette sphère publique n’était guère imaginable.
Pour les pro-européens, ce constat s’accompagnait d’un « hélas ! » sincère ; pour les europhobes, c’était plutôt « encore heureux » ou « manquerait plus que ça ! ». Mais sur le constat même, on était d’accord.
Or, en suivant attentivement le débat d’idées en amont des élections européennes de ce printemps 2019, force est de constater que ce dernier a de plus en plus de mal à rester confiné à l’intérieur de ces fameuses frontières linguistiques présumées infranchissables.
Prenez la dernière polémique en cours, au sujet de la tribune publiée par la nouvelle secrétaire générale du CDU allemand dans le journal Die Welt, paraît-il en réponse à la lettre adressée par Emmanuel Macron en vingt-trois langues aux citoyens européens via de titres de presse choisi dans chaque Etat-membre.
Pas le peine d’entrer dans le commentaire de cet échange épistolaire – dont se sont déjà chargé beaucoup d’éminents éditorialistes cette semaine. Ce qu’il faut en retenir, davantage que les propositions qui y sont avancées, c’est la tendance lourde qu’il révèle.
En fait, il est un cas concret de plus susceptible d’étayer la thèse selon laquelle la crise même de la démocratie en Europe a pour conséquence une européanisation du débat.
Je m’explique :
De toute évidence, nous vivons une ère de fragmentation de l’échiquier politique. Cette fragmentation produit non seulement une plus grande instabilité des gouvernements élus, mais pousse aussi les acteurs politiques à s’engager dans un genre de campagne électorale permanente, en polarisant leur discours, en dressant des lignes rouges, en surjouant les postures idéologiques.
En même temps, c’est aussi l’époque de la surinformation permanente et des réseaux de communication transnationaux.
Il en résulte que, contrairement au bon vieux temps des bulles médiatiques nationales hermétiquement fermées, tout ce qui se dit ou écrit quelque part en Europe est immédiatement disséqué ailleurs, fait aussitôt l’objet de sollicitations de commentaires, et finit par susciter ces polémiques goûteuses qui nourrissent la bête médiatique.
La tribune d’Annegret Kramp-Karrenbauer, quel que soit le regard qu’on y porte, est une bonne illustration de cette tendance. Publiée dans un journal clairement situé à droite, elle s’adresse à un parti lui-même menacé par la fragmentation en cours, mais elle est aussitôt engloutie dans un débat transnational, qu’elle le veuille ou non. C’est la même chose avec les « lignes rouges » de Theresa May, les sorties provocatrices de Matteo Salvini, ou même les affiches haineuses de Victor Orban. En quelque sorte, nos leaders politiques découvrent que la sphère publique européennea existe bel et bien malgré eux.
Emmanuel Macron semble avoir un petit temps d’avance sur la plupart de ses homologues. En adressant sa lettre simultanément aux citoyens européens dans leur ensemble, il a pris acte du fait que les élections européennes de ce printemps se déroulent dans un espace toujours marqué par une grande diversité linguistique, mais s’affranchissant en même temps inexorablement des frontières intangibles qui confinaient le débat dans des vases clos nationaux.