Par Albrecht Sonntag
Il est possible que l’auteur de ces lignes se fasse un peu vieux – et on sait que la mémoire est toujours sélective – mais dans ses souvenirs des dernières décennies du siècle dernier, il lui semble que la « colère » n’était pas à ce point un phénomène quasi-permanent du débat politico-médiatique.
Ce n’est pas que le « mécontentement » ou le « ras-le-bol » ne se faisaient pas entendre, bien au contraire. Mais cette éternelle « colère » dont les médias nous rebattent les oreilles était en quelque sorte une ressource plus rare, réservée aux grandes occasions.
Or, depuis une dizaine d’années, un nombre incalculable de groupes sociaux semblent être prêts à se mettre dans une colère noire ou plutôt « jaune » ces jours-ci. Les uns l’expriment bruyamment, sans pour autant proposer des solutions constructives ; les autres disent qu’ils « entendent la colère », tout en refusant d’y céder.
La France n’a pas le monopole du phénomène. En Allemagne, on a même, il y a dix ans environ, créé un néologisme pour le décrire: le « Wutbürger », ce qui veut dire très littéralement le « citoyen en colère », comme si c’était l’état naturel d’une espèce à part. En 2010, la vénérable « Société pour la Langue Allemande » en a fait son « mot de l’année » – c’est dire.
Est-ce parce que nous serions en train de vivre une époque qui suscite presque quotidiennement la colère ? C’est une hypothèse qui se défend.
Il est vrai le rythme et la fréquence des événements contre lesquels on a envie de se mettre en colère semblent s’être accélérés de manière exponentielle depuis l’éclatement de la crise financière il y a dix ans. En allumant son poste de télévision, un scandale nouveau peut en cacher un autre ! Et si, après avoir zappé une demi-heure entre les chaînes de l’info en continu, vous n’êtes pas en colère contre quelqu’un ou quelque chose, allez voir votre médecin, il y a quelque chose qui cloche. Sans même parler des médias sociaux, grands catalyseurs de colère sourde et diffuse.
Le mouvement des gilets jaunes renvoie à un ouvrage sorti en allemand en 2006, et qui a été traduit rapidement en français. Il s’agit d’une véritable théorie de la colère, un essai philosophique intitulé « La colère et le temps ». C’est signé Peter Sloterdijk, penseur allemand un peu iconoclaste, souvent provocateur, pas toujours digeste.
Pour Sloterdijk, la colère est le moteur principal de l’action politique. Il renvoie au terme grec de « thymos » qui désigne la partie de l’âme qui contient la fierté, l’indignation, le désir de vengeance. Selon lui, rien ne mobilise l’être humain autant que l’estime de soi offensé, le mépris subi, l’humiliation perçue, et le manque de reconnaissance par autrui. Et la société contemporaine de consommation poussée et de stimulation médiatique sans interruption (pour ne pas dire « hystérisation) produit en permanence des « situations multi-égoïstes » formant des « communautés spontanée de colères » sans véritable perspective.
Lors d’une conférence il y a quelques années, j’ai appliqué les concepts de Sloterdijk au phénomène de l’Europhobie, en identifiant l’Union européenne comme la cible idéale de toute cette énergie « thymotique » à laquelle il fait référence.
Et cela colle drôlement bien. L’Europe existante, par sa genèse même en tant que projet porté par des élites, par ses éléments supranationaux, technocrates et procéduriers, est une source abondante de situations qui invitent à l’auto-victimisation, puis à l’indignation, et enfin à la mobilisation de l’énergie de la colère.
Qui plus est, cette Union est elle-même parfaitement dénuée de toute ressource « thymotique » – a-t-on jamais vu l’Europe « en colère » ? Contre qui ? Ses propres citoyens ? Donald Trump ? Et comment elle s’y prendrait pour se mettre en colère ? Son fonctionnement, qui passe quasi-systématiquement par la recherche pénible et patiente d’un semblant de consensus est par essence stoïque et prudent.
Et il ne faut pas non plus oublier que sa création et sa construction ont été accompagnées de nombreuses promesses explicites et implicites qu’elle n’a pas pu tenir – il n’y a pas mieux comme déclencheur de colère.
Ainsi s’énerve, s’excite, s’indigne notre société coléreuse, y compris et surtout contre « ceux d’en haut », notamment à Bruxelles. Certains savent en tirer profit pour leur agenda politique. Pour ma part, il me paraît préférable de leur résister en évitant de se métamorphoser en « Wutbürger ». Comme le disait très justement le surréaliste belge Louis Scutenaire : « Trop souvent la colère est favorable à ce qui l’enflamme. » Il a raison. Si elle est souvent compréhensible – et fait à coup sûr les choux gras des médias – elle est aussi souvent contre-productive.