Il y a des mots qui se font kidnapper par des courants politiques ou des agendas idéologiques et qui méritent mieux que cela. Depuis une trentaine d’années, l’adjectif « sceptique » en fait partie, notamment quand il est question d’Europe. Dans les débats pour ou contre l’approfondissement de l’Union Européenne, il a été pris en otage par des individus et des groupes désireux de se défaire de l’étiquette « europhobe », autrement plus précis.
Et pourtant, être sceptique ne veut pas dire être opposé. Il n’y a aucune contradiction à être à la fois un défenseur ardu d’une grande idée humaniste et politique comme l’intégration européenne, et un sceptique dans l’âme. Au contraire, les deux attitudes sont parfaitement compatibles et se renforcent même mutuellement.
En grec ancien, le terme « sképsis » renvoie d’abord à l’observation et la réflexion. Ce mot a d’ailleurs survécu en allemand – « die Skepsis » – ainsi qu’en suédois et danois, où il porte une connotation contemporaine de « doute ». En français ou en anglais, on utilise aujourd’hui surtout le « scepticisme », dérivé d’une doctrine philosophique antique ressuscitée à la Renaissance, et bien sûr l’adjectif et le nom « sceptique » de la même famille.
La signification originelle de « scepticisme » renvoie donc simplement à une attitude tout à fait cartésienne du doute généralisé, au principe d’évaluer soigneusement le pour et le contre avant d’arriver à quelque conclusion que ce soit. Le « scepticisme » est donc fondé sur une approche de la réalité par la voie de la raison ; comme le formulait Diderot dans ses pensées philosophiques, « il ne convient pas à tout le monde, car il suppose un examen profond et désintéressé ».
C’est sur cette étymologie qu’a aussi été basée la première définition académique du terme anglais « Euroscepticism », formulée par les politologues Alexis Szczerbiak et Paul Taggart dans les années 1990. Leur distinction entre un Euroscepticisme « hard », décrivant une opposition de principe à toute structure supranationale, et « soft », dirigé contre des politiques ou des aspects précis de l’intégration européenne, a été reprise jusqu’à plus soif par les chercheurs qui s’intéressaient à ce phénomène.
Or, le mot « Euroscepticisme », créé dans les années 1980 par des journalistes britanniques pour décrire l’attitude des députés conservateurs hostiles à l’approfondissement de la communauté que dessinait l’Acte Unique Européen, induit doublement en erreur !
D’abord parce que le suffixe « -isme » fait miroiter qu’il se base sur un substrat idéologique cohérent, ce qui de toute évidence n’est pas le cas. Au contraire, on voit bien que c’est un concept fourre-tout dans lequel les extrêmes se rejoignent.
Ensuite, parce que contrairement au « scepticisme » originel, il n’est justement pas fondé sur la raison, mais sur des émotions comme la colère et le dégoût, la déception et la méfiance – émotions tout à fait légitimes, soit dit en passant, mais émotions quand même.
Aujourd’hui, le mot est encore plus flou qu’auparavant, car le préfixe « Euro- » peut renvoyer au choix à l’intégration européenne ou à la monnaie commune, comme nous l’illustre l’Italie en ce moment.
Bref : il y a eu dérive sémantique ! Pour ceux qui défendent l’idée même de l’intégration européenne tout en se réservant le droit d’être en désaccord avec certains aspects de sa mise en œuvre – il y a de quoi ! – le temps est peut-être venu de se réapproprier l’adjectif « sceptique » et de lui redonner sa noblesse. Y a-t-il plus grande vertu en politique que de ne pas se laisser emporter par ses sentiments, voire ses ressentiments, mais justement de rester « sceptique » en toute circonstance ? Si le scepticisme, c’est la capacité d’évaluer en permanence le décalage qui se produit nécessairement entre les promesses implicites de quelconque entité politique et une réalité qui laisse à désirer, être sceptique me paraît une attitude très saine.
Traitez-moi donc d’Eurosceptique, je n’y vois aucun inconvénient. Au contraire, je vous remercie pour le compliment ! En fait, si les mots ont un sens, nous devrions tous être des Eurosceptiques.