Par Albrecht Sonntag
Quel merveilleux réservoir de métaphores le football met à la disposition de la politique! Des « cartons jaune » ou « rouge » aux « matchs retour », les discours politiques sont parsemés d’expressions empruntées au ballon rond. Ces dernières semaines, même Jürgen Habermas s’y est mis.
Dans les colonnes du SPIEGEL, le grand philosophe allemand a fait référence au discours sur l’Europe d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en exhortant le gouvernement allemand à « s’emparer du ballon que le président français a poussé jusque dans sa moitié de terrain ».
Le match très amical, très plaisant à regarder et de très haut niveau que se sont livrés la France et l’Allemagne le 14 novembre à Cologne, est un excellent prétexte pour s’adonner à notre tour à utiliser d’une métaphore footballistique qui nous paraît encore plus appropriée à la situation du moment : le « Gegenpressing ».
Ce joli néologisme barbare, moitié-allemand moitié-anglais, a été théorisé il y a cinq, six ans par l’entraîneur Jürgen Klopp, qui a ainsi donné un nom à une tactique venue d’Espagne. Le terme « Gegenpressing » décrit une manière de déstabiliser des équipes en apparence plus fortes que soi-même et portées sur la « possession du ballon ». Selon Klopp, c’est juste après avoir récupéré le ballon que de telles équipes sont le plus vulnérables. C’est là, au moment où elles s’apprêtent à «maîtriser», elles ne s’attendent pas à ce que l’équipe en face, censée être dans la défensive, refuse de reculer, mais continue au contraire à les harceler. De sorte que le « Gegenpressing » permette d’ouvrir des brèches et de se créer des occasions inattendues.
En écoutant les réactions de la classe politique allemande aux propositions faites par Emmanuel Macron dans ses récents discours sur l’avenir de l’Europe, on ne peut s’empêcher de penser que cela leur ferait le plus grand bien d’être exposés à un « Gegenpressing » immédiat et insistant.
En cette fin 2017, le personnel politique allemand ressemble à une de ces équipes dominatrices sur le terrain et auréolées de leurs succès passés, qui ne se rendent pas encore compte qu’elles sont en déclin. Sûre de sa puissance, elle refuse de s’ouvrir à une nouvelle façon de jouer, en prétendant notamment que ses « supporteurs » n’en voudraient pas.
C’est une grave erreur de perception, autant dans la surestimation de sa propre force que dans l’attitude condescendante envers les idées d’un jeune « entraîneur » qui prône une autre approche du jeu.
On s’aperçoit qu’elle n’est même pas si farfelue que cela, la métaphore footballistique, lorsqu’on l’applique à la posture du gouvernement allemande de ces dernières années, ainsi qu’à l’indifférence polie avec laquelle les propositions clés de Macron sont aujourd’hui accueillies (quand elles ne sont pas refusées fraîchement, comme par les libéraux du FDP, qui se sont visiblement décidé à jeter par-dessus bord leur héritage pro-européen du temps de Hans-Dietrich Genscher).
Emmanuel Macron arrivera-t-il à bouger « la défense allemande » ? On peut l’espérer, comme le fait aussi Jürgen Habermas, qui parle du président français avec une admiration très inhabituelle.
Il semble surtout que la classe politique allemande n’a pas encore pris la mesure de la personnalité d’Emmanuel Macron. Elle semble considérer qu’il a été élu par défaut, pour éviter Marine Le Pen, sur laquelle les médias allemands avaient fait une fixation quasi-obsessionnel. Contrairement à Jürgen Habermas, elle sous-estime sa détermination impressionnante pour une refondation de l’intégration européenne et la place tout en haut de son agenda.
Surs de leur puissance sur le terrain européen, les politiques allemands ne sont pas habitués à du « Gegenpressing » têtu et continu. Il est à parier que cela en déstabilisera plus d’un outre-Rhin.
Une fois que la nouvelle coalition gouvernementale aura « fait son mercato » et mis une équipe en place, on peut s’attendre, au sujet de l’avenir de l’Europe, à un match d’idées plus palpitant que ces dernières années. Emmanuel Macron est parfaitement capable de « jouer des passes en profondeur », de résister aux attaques des discours dominants anxiogènes d’obédience eurosceptique ou nationaliste. Il n’est pas encore usé par les interminables parties européennes qui se jouent à Bruxelles et il ira facilement « en prolongation » s’il le faut. Certes, il s’enivre parfois de sa propre « intelligence du jeu », mais il ne se laissera pas impressionner par la « bronca » des tribunes adverses.
Réussira-t-il à imposer sa vision de l’Europe à force de « Gegenpressing » ? C’est trop tôt pour le dire, mais au moins, désormais, il y a match !