Dès qu’il est question de l’obligation éthique et humanitaire d’accueillir des réfugiés en Europe, quelqu’un vous sortira la célèbre phrase attribuée à Michel Rocard, selon laquelle « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».
Si vous avez de la chance, on ajoutera le « mais » que Rocard lui-même n’a accolé que plus tard à sa formule, à savoir « qu’elle doit en prendre sa part ».
Cette phrase, qui se prête aux interprétations les plus diverses, a souvent été citée ce printemps à l’occasion du débat assez houleux sur les intentions du gouvernement en matière de d’accueil et d’intégration des migrants, et on ne prend pas un grand risque à parier qu’on l’entendra encore souvent durant les mois et les années qui viennent.
S’il y a un pays qui s’est plié, en août 2015, sous la pression d’une crise humanitaire devant ses frontières, à l’impératif éthique de l’accueil, c’est bien l’Allemagne, qui a vu affluer plus d’un million de personnes. Il est donc très révélateur de retrouver, sur la couverture d’un livre récent allemand, une formule très proche de celle attribuée à Rocard : « Wir können nicht allen helfen » – « Nous ne pouvons pas les aider tous ». Mais pour éviter toute conclusion hâtive ou interprétation erronée sur les intentions de l’auteur, ce titre est complété par la mention « Ein Grüner » – un écologiste donc – « parle d’intégration et des limites du faisable ».
Ce maire écolo, c’est Boris Palmer, 46 ans, dont 11 à la tête de cette jolie ville universitaire de 90 000 habitants. Tübingen est une cité prospère, située dans une région qui ne connaît guère le chômage, une ville qui, au risque de simplifier à outrance, a le cœur à gauche. Elle a donc élu un maire écolo, connu dans le pays entier pour sa capacité de défendre ses convictions profondes même si celles-ci diffèrent de la ligne officielle de son parti. Boris Palmer n’a pas peur des tabous, et il le prouve souvent dans les médias, via des tribunes dans la presse ou sur sa page facebook remarquée.
Mais avant tout, c’est quelqu’un qui sait de quoi il parle, car ce sont les villes comme la sienne qui ont fait – et continuent de faire – face au défi écrasant posé par l’arrivée massive d’un aussi grand nombre de personnes sur le territoire en si peu de temps. Ce n’est pas un technocrate ou universitaire, mais un acteur du terrain. Qu’il tire, après deux années d’efforts acharnés et ininterrompus, mais aussi de polémiques, d’attaques personnels et de dénigrements virulents, un bilan personnel, cela semble parfaitement légitime.
Ce qui est surprenant est le fait que les indignations et les réprimandes les plus véhémentes ne lui sont pas adressées par l’extrême-droite, mais lui parviennent de son propre milieu : socialistes, écologistes, intellectuels. C’est parce qu’il s’entête, en tant que maire, à aborder la question de la migration avec un regard à la fois empathique et réaliste. Parce qu’il cherche, au-delà des principes et des impératifs d’ordre moral, à concilier les besoins des arrivants avec ceux des accueillants. Parce que, tout en s’engageant lui-même pleinement (et très concrètement) dans une politique généreuse et accueillante, il se permet de s’interroger sur les limites de la capacité d’accueil d’une société qui, au passage, fait preuve, dans sa grande majorité, d’une bonne volonté remarquable.
Pour Boris Palmer, le pragmatisme n’est pas un gros mot. Il ne rime en aucun cas avec cynisme et opportunisme, mais avec une éthique de la responsabilité, comme l’a formulée Max Weber il y a un siècle déjà.
De manière calme, presque stoïque, visiblement soucieux d’éviter de tomber dans des polémiques, Palmer dresse, fin 2017, un état des lieux deux ans après le moment crucial de l’automne 2015. Et franchement, c’est captivant : cela se lit comme le récit d’une immense expérience de laboratoire qui se déroule en temps réel, juste à côté de chez nous, à l’autre rive du Rhin.
Il ne cache pas ses propres erreurs, commises sous la pression et dans la précipitation. Il s’arrache les cheveux devant les absurdités du droit de l’urbanisme et autres obstacles administratives (visiblement, la France n’a pas le monopole de la jungle bureaucratique des normes et restrictions). Il est perplexe devant les attentes et exigences souvent démesurées de certains migrants. Et consterné de voir l’érosion de la crédibilité des médias classiques et de la confiance envers l’Etat en matière de sécurité.
Et il aborde sans tabou la question ô combien délicate des reconduites ou expulsions. Un Etat peut-il accueillir dignement sans se donner le droit de ne pas, ou plus accueillir certains ? Un Etat qui ne parvient pas à renvoyer des individus qui ont gravement abusé de son hospitalité en commettant des crimes et en rejetant ouvertement ses valeurs fondamentales, peut-il éviter l’érosion de la confiance de ses citoyens, justement de ceux qui se sont investis dans la cause ?
Ce sont des questions que la France doit se poser aussi. Vu l’ampleur du problème qui se pose, les réponses que les gouvernants comptent y donner doivent être équilibrées (et je sais que c’est facile à écrire !). Vu la sensibilité de la thématique, la France risque, comme l’Allemagne, de voir l’espace médiatique occupé de grandes polémiques et d’accusations tous azimuts, nourries pas des agendas idéologiques et des luttes de pouvoir, qui rendent le débat constructif de plus en plus difficile. Espérons qu’il restera de la place à des voix comme celle de Boris Palmer, capables d’être à fond dans l’action humaniste mais aussi de prendre du recul et de peser les enjeux avec courage et intelligence.