Par Albrecht Sonntag
Vous connaissez tous la « Théorie des dominos » ? Du temps de la guerre froide, elle reflétait les peurs américaines devant la « contagion du communisme ». Depuis le référendum du Brexit, la théorie refait surface en Europe. La sortie du Royaume-Uni n’entraîne peut-être pas d’autres velléités de quitter l’Union, mais elle a donné lieu à un Euroscepticisme agressif qui, lui, pourrait s’avérer bien contagieux. Mais comme toujours, les choses sont un peu plus compliquées sur notre continent, où les pièces de domino risquent effectivement de tomber dans l’europhobie, mais chacune pour une raison différente !
Si l’on s’en tient aux grands États-membres, on pense bien sûr d’abord au Royaume-Uni. On connaît les raisons pour lesquelles ce Domino est tombé, pas la peine d’y revenir. D’autres commencent à chanceler dangereusement. La Pologne, par exemple, qui est actuellement gouvernée par un parti qu’on est en droit de qualifier d’europhobe. Monsieur Kaczynski n’est guère disposé à jouer un rôle constructif avec qui que ce soit, mais ira-t-il jusqu’à envisager une sortie éventuelle de son pays ? Rien que pour des raisons économiques, ce n’est guère probable. En revanche, il fera tout pour éviter que son pays entre dans la zone Euro (ce que la Pologne s’est en principe engagée à faire à terme).
Regardons du côté de l’Italie. Le référendum constitutionnel perdu par Matteo Renzi début décembre avait l’air plus équilibré et plus intelligemment ficelé que la fuite en avant de David Cameron. Cela n’a pas empêché sa défaite, et il a bien été obligé de démissionner, ce qui ouvre les portes à une période de grande instabilité en Italie qui finira forcément par se solder par de nouvelles élections, anticipées ou non, mais à coups sûr truffées de discours populistes et plus europhobes que jamais dans ce pays qui fut un pilier de la construction européenne.
Ces discours, on y aura droit aussi aux Pays-Bas qui élisent un nouveau parlement au mois de mars 2017. On verra quelles conclusions les Néerlandais auront tiré de leur référendum limite bizarre, en avril dernier, sur l’approbation de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. Ce vote a été précédé d’une campagne qui révélait un Euroscepticisme croissant dans un État-membre fondateur de la Communauté européenne, grand bénéficiaire du marché unique, mais aussi grand contributeur net, en proportion, au budget européen.
Ce qui nous ramène en France. Avec Marine Le Pen quasi-assurée – si l’on en croit les sondages et nos prémonitions – de figurer au deuxième tour, qui peut nous garantir que d’ici là, l’exemple de Donald Trump n’aura pas un effet rassurant sur certains électeurs comme quoi un leader populiste et démagogue ne sera finalement pas si grave que cela ? Et si elle était élue, avec le pouvoir que donne au Président la constitution française, qu’est-ce qui l’empêcherait d’organiser un référendum analogue à celui de David Cameron ? Et si ce référendum avait lieu, qui nous protègera du genre de discours haineux et mensonger qui a fait surface en Angleterre et ailleurs ?
Puis, il y a un autre gros domino, qui paraît tellement plus stable que tous les autres, mais qui aura aussi droit à sa campagne électorale agitée en 2017 pour des législatives marquées par l’incertitude de l’impact d’un nouveau parti xénophobe et décomplexé (et précédées par la bagatelle de trois élections régionales délicates). Ce domino, en plein cœur du continent sera nécessairement affecté par tout ce qui se sera passé d’ici là chez ses voisins. Que deviendra l’Allemagne dans une Europe reconfigurée par des scénarios catastrophe tout sauf irréalistes chez ses voisins ?
Imaginons le Royaume-Uni quasiment parti, une France sous influence de l’Europhobie frontiste, les Pays-Bas repliés sur eux-mêmes, une Italie dysfonctionnelle, une Pologne réactionnaire, sans oublier des États-Unis en train de construire des murs au sens propre et au sens figuratif – la position d’Angela Merkel deviendra encore plus instable qu’elle ne l’est déjà. Il ne manquerait plus que la Turquie résilierait son « deal » avec l’UE sur les réfugiés, et la défaite de Mme Merkel, l’un des derniers pôles de stabilité, en automne 2017 sera tous sauf surprenante. Et si jamais elle arrivait à sauvegarder une Grande Coalition de plus en plus bancale, il n’est pas improbable que celle-ci se trouverait sous pression de protéger les intérêts allemands de manière bien plus agressive et égoïste que jusqu’ici, soit en forçant l’intégration de la zone Euro pour en faire un véritable « noyau-dur » de l’Union (avec des règles bien allemandes), soit en « lâchant » l’Union dans sa forme actuelle et en la privant de son leadership.
Voilà pour la théorie des dominos appliquée à l’Europe de 2016-17. Exercice utile pour nous rappeler à quel point les choses sont interconnectées. Et comme le référendum britannique a montré, un manque de préparation pour les différents cas de figure vous laisse vite apparaître ridicule et dépourvu d’idées…
Mais l’exercice nous permet aussi de voir que l’Euro-Domino, jeu préféré des Europhobes par les temps qui courent, ne tient pas debout (façon de parler). Si la tendance populiste actuelle est effectivement transnationale, les enjeux et les dynamiques esquissés dans notre scénario sont tous propres aux États concernés. Les peuples sont certes nombreux à avoir « un problème » avec l’Union européenne, mais ce problème n’est jamais vraiment le même, et les réponses diffèrent tout autant d’un État à l’autre.
Ce que les Britanniques découvrent actuellement (un peu tardivement, il est vrai), est qu’ils étaient en fait dans une situation par rapport à l’Union européenne qu’on peut qualifier de « position optimale au sens de Pareto », c’est-à-dire qu’il ne leur était pas possible d’améliorer encore leur position sans se heurter aux préférences des autres. Cela ne veut pas dire que c’est une position merveilleuse, mais c’est à peu près la meilleure possible dans une configuration aussi intégrée que celle de l’UE. C’est cela, le « compromis boiteux » de l’Union : jamais entièrement satisfaisant pour personne, mais celui qu’on peut obtenir. Dans le cas où d’autres dominos tomberaient, ils feraient sans doute la même découverte.
La seule manière dont cet « Optimum de Pareto »pourrait changer radicalement est un choc systémique majeur. En interne de l’Union, cela nécessiterait par exemple une synchronisation des différents enjeux nationaux, ce qui est hautement improbable (comme l’a montré la crise de l’Eurozone). Un choc extérieur donc ? Impossible à dire si Donald Trump serait effectivement en mesure d’en causer un. En revanche, une déstabilisation massive en provenance de la Russie est parfaitement imaginable.
Commencerait alors un tout autre jeu d’Euro-dominos.