Par Mathilde Rousselet
Dans son dernier article sur la série Borgen, Mathilde Rousselet évoque l’exercice du pouvoir politique qui induit de nombreux sacrifices personnels : les vies professionnelle, familiale et conjugale semblent inconciliables.
Dans son ouvrage sur les Femmes au pouvoir, Muriel Fitoussi explique la difficulté pour une femme de lier vie politique et vie personnelle en ces termes : « Travail, famille, conjoint… Le triptyque surréaliste d’exigence requerrait presque un don d’ubiquité ».
Alors que la vie de famille de Birgitte Nyborg semble relativement équilibrée au début de la saison 1 de Borgen, celle-ci devient de plus en plus chaotique au fil de l’intrigue : son absence croissante dans le cercle familial déclenche des fuites urinaires chez son fils, Magnus, et de graves crises d’angoisse chez sa fille, Laura. C’est pourquoi Pierre Sérisier, dans son ouvrage L’empire de la mélancolie. L’univers des séries scandinaves, affirme que « la famille devient la victime sacrificielle du récit ».
Cette dimension sacrificielle du pouvoir politique s’exprime également dans la vie conjugale de la Première ministre, où l’équilibre initial laisse place à la rupture. Selon Jean-François Pigoullié dans la revue Esprit, l’exercice du pouvoir politique « représente dans la fiction danoise non pas une fonction gratifiante mais un sacerdoce, une mission dont le coût est exorbitant ». De ce fait, Birgitte Nyborg va progressivement s’isoler sous le poids de ses responsabilités politiques, signe d’une solitude inhérente à l’exercice du pouvoir, mise en scène avec justesse dans la série.
À la fin de la saison 1, outre son divorce avec son mari Phillip Christensen, Birgitte Nyborg perd également son vieil ami Bent Sejro, alors ministre des Finances. La Première ministre se retrouve seule dans son vaste bureau, assise, le regard dans le vide : l’utilisation du travelling arrière renforce le sentiment de solitude de Birgitte Nyborg. Consciente de perdre ses proches à cause des contraintes imposées par l’exercice du pouvoir, elle renverse tout ce qui se trouve sur son bureau.
La solitude de Birgitte Nyborg est mise en lumière par l’utilisation du travelling arrière, épisode 10 saison 1 (source : captures d’écran DVD Borgen)
Birgitte Nyborg renverse tout ce qui se trouve sur son bureau sous le coup de la colère, épisode 10 saison 1 (source : captures d’écran DVD Borgen)
Plus qu’une simple illustration de la solitude du pouvoir, cette scène reflète la dichotomie de la morale et de la réalité politique, qui traverse toute la série. Birgitte Nyborg est l’incarnation de ce dilemme : le scénariste de la série, Adam Price, interviewé sur Slate.fr, répond à cette question de la manière suivante : « Notre héroïne a des idéaux, et nous avons voulu éviter qu’elle les perde tous. La charge de son travail va la ‘corrompre’, va la forcer à privilégier sa carrière politique sur sa vie de famille, et va entamer son idéalisme. Elle ne va pas pour autant devenir complètement cynique, mais plus réaliste, plus à même de faire des compromis ».
Selon Jean-François Pigoullié, la série Borgen apporte une perspective nouvelle sur la condition féminine « en ce que la culpabilité qu’éprouve Birgitte Nyborg tient bien sûr au fait qu’elle délaisse sa famille mais surtout à la conviction qu’elle ne peut se réaliser pleinement qu’en dehors du cercle familial ». Son épanouissement personnel s’effectue surtout au sein du monde politique, au détriment de sa famille et de son couple. Birgitte Nyborg tient ces propos dans l’épisode 20, saison 2 : « Parfois, je me suis sentie plus heureuse dans mon travail, sans avoir à me préoccuper de ma famille ». Borgen met ainsi en lumière l’exaltation du pouvoir et ses conséquences sur la vie des dirigeants politiques.
La série pose d’ailleurs un regard critique sur les inégalités de genre dans le milieu politique danois, pourtant considéré comme l’un des plus avancés en la matière à l’échelle internationale. Borgen semble pointer du doigt l’illégitimité politique dont les femmes font parfois l’objet, au travers des remarques qui ramènent Birgitte Nyborg à sa condition de femme et aux caractéristiques qui s’y rattachent : des mots comme « sentimentalité », « sensibilité » ou « naïveté » sont souvent employés par ses adversaires politiques afin de discréditer sa manière d’exercer le pouvoir.
Même si elle refuse d’être constamment ramenée à son identité sexuée dans le milieu politique, elle doit tout de même affronter la pression médiatique qui met en doute ses capacités à exercer la fonction de Premier ministre parce qu’elle est une femme, notamment dans l’épisode 20, saison 2 : « Je veux bien aller à la télé pour discuter politique, mais pas pour me justifier d’être une femme ». L’inégalité de traitement journalistique entre hommes et femmes politiques est régulièrement mise en scène dans la série, comme l’illustre la campagne médiatique à connotations sexuelles à l’encontre de la ministre de l’Industrie, Henriette Klitgaard, dans l’épisode 5, saison 1.
Exemples de « unes » du journal l’Ekspres sur la ministre de l’Industrie, Henriette Klitgaard : « Une de plus au conseil d’administration, les gars ? » et « La recette d’Henriette : « Mes nombreux amants » », épisode 5 saison 1 (source : captures d’écran DVD Borgen)
Borgen semble considérer que le genre ne doit pas constituer un obstacle dans l’accession au pouvoir : la série s’imposerait-elle alors comme « un plaidoyer postféministe », comme l’évoque Pierre Sérisier ? Selon l’auteur de L’empire de la mélancolie, le postféminisme repose sur la capacité des individus à reconnaître les compétences personnelles d’une personne sans tenir compte de son genre. Dans cette perspective, Birgitte Nyborg est clairement une « héroïne postféministe » puisqu’elle s’impose en politique, non pas au travers des qualités prétendument liées au féminin, mais uniquement grâce à son habileté politique.
Par la mise en lumière des vicissitudes du pouvoir, la série Borgen dresse ainsi un portrait critique de la réalité politique contemporaine, révélant à demi-mot une crise de la démocratie actuelle. De nombreux parallèles peuvent être établis entre les intrigues mises en scène dans cette fiction et les scandales politiques à l’œuvre dans de nombreux pays du monde. Borgen pose des questions essentielles sur le thème de la morale en politique, et dans les réponses qu’elle y apporte, la série est suffisamment intelligente pour ne verser ni dans le cynisme ni dans l’angélisme, mais susciter la réflexion du côté du spectateur.