Pas d’accord, pas de problèmes ?

Par Viviane Gravey

Dans 81 jours, cela fera deux ans jour pour jour que le Royaume-Uni aura activé l’article 50 du Traité de Lisbonne… et comme le prévoit cet article, le Royaume-Uni ne fera alors plus partie de l’Union européenne.

81 jours, c’est donc le temps qu’il reste à Theresa May pour obtenir le soutien des parlementaires britanniques concernant le projet d’accord de sortie négocié depuis presque deux ans. Si elle n’y parvient pas et que le Parlement britannique ne ratifie pas le texte négocié par le gouvernement, le Royaume-Uni sortira toujours de l’UE à la date prévue mais il perdra automatiquement tous les accords, commerciaux et autres, dont il bénéficie en tant que membre de l’Union européenne.

Qu’est-ce que cette absence d’accords signifie en pratique ?

Là-dessus, les médias et politiques britanniques restent profondément divisés. En lisant la presse britannique, on peut identifier six ‘narratives’, ou histoires autour du no deal qui n’ont pas grand-chose en commun.

La première, que l’on pourrait nommer « tout va très bien, Madame la Marquise », argumente bec et ongle que tout ira vraiment très bien. Sortir de l’UE, ce n’est pas grand-chose, après tout il y a beaucoup de pays riches en dehors de l’Union, et on peut commercer selon les règles de l’OMC. Les prix risquent de monter ? Pas de problème : le Royaume Uni peut décider unilatéralement d’enlever tout quota et tarifs douaniers rendant les importations pas chères.

La deuxième diverge légèrement. Nommons la « l’UE à la rescousse ! ». Si elle reconnait que bien peu de pays commercent selon les règles de l’OMC (où les quotas et tarifs douaniers restent très élevés…), cette deuxième petite histoire soutient que l’Union européenne, soit par grandeur d’âme, soit par bas intérêts économiques, ne laissera pas tomber le Royaume Uni. Les partisans de cette deuxième version appellent ça un « managed no deal », le « no deal contrôlé » en quelque sorte – l’UE se pliant en quatre pour s’assurer que les avions britanniques auront toujours le droit d’atterrir, les ferries britanniques de rentrer dans les ports et qu’il n’y aura pas de délais à Calais.

Un sérieux problème pour les partisans d’un « managed no deal », c’est bien sûr qu’il repose sur le bon vouloir des Européens – or, l’UE a d’autres chats à fouetter et a déjà perdu patience avec les Britanniques. C’est de là que vient notre troisième petite histoire du « no deal ». Celle de la faute, la faute des Irlandais (avec leur frontière), des Français (avec leurs contrôles à Calais), ou bien tout simplement de Bruxelles (qui ne reconnait pas assez le caractère unique britannique).

Face aux perfides européens, les britanniques tiendront bon. C’est notre quatrième petite histoire, celle de « l’Esprit du Blitz » : le pays ayant survécu à la seconde guerre mondiale il peut survivre à tout. Un député conservateur expliquait ainsi la semaine dernière, « qu’on n’aura plus de tomates ou de bananes, mais ça ne veut pas dire qu’on n’aura pas accès à de la nourriture ! Et de plus, quitter l’UE au printemps, quand les fruits et légumes britanniques sont en saison, est une véritable aubaine ». A écouter les partisans de cette approche, se priver collectivement ravivera la flamme de l’âme nationale… et tant pis pour l’impact négatif sur l’inflation, le chômage, et les nombreuses personnes d’ores et déjà en situation de grande précarité.

Notre cinquième petite histoire nous vient du gouvernement lui-même. S’il y a un an, Theresa May assenait que l’absence d’accord était mieux qu’un mauvais accord, elle a depuis profondément révisé sa copie. Le gouvernement, tout en cherchant à faire ratifier son accord, se prépare à toutes les éventualités. Le comté du Kent va se voir doter de plusieurs énormes parkings pour stocker les camions attendant de traverser la Manche. Le ministre de la santé se vante d’être le plus grand acheteur de frigos au monde – afin de pouvoir stocker plusieurs mois de médicaments.

Mais ces préparatifs ne se déroulent pas tous bien. Ce qui nous amène à notre sixième et dernière lecture du « no deal » – un « gouvernement de bras cassés ». Dernier exemple en date : les mésaventures du ministre des transports, Chris Grayling. Déjà impopulaire pour sa gestion catastrophique des trains britanniques, voici que ce dernier a donné 14 millions de livres sterlings à une compagnie afin de mettre en place une nouvelle ligne de ferry – Ramsgate/Ostende – au printemps. Mais il y a quelques soucis. D’une part, la compagnie n’a pas encore de bateau, le port de Ramsgate est encore ensablé, et le port d’Ostende n’est pas encore au courant. D’autre part, le contrat a été donné à cette nouvelle compagnie inconnue sans appel d’offre public au préalable, ce qui pose de sérieuses questions de copinage. Cerise sur le gâteau, une partie de son site internet était un simple copié/collé de celui d’un site de restauration livrée à domicile.

Ce foisonnement d’interprétations nous montre à quel point le gouvernement britannique a perdu le contrôle du Brexit et n’arrive pas à orienter les discussions. Ce qui n’augure vraiment rien de bon pour Theresa May alors que les députés reviennent au Parlement aujourd’hui.

Bonne année, et bonne rentrée !

L'auteur

Viviane Gravey

Enseignante/chercheure en politiques européennes à la Queen’s University Belfast et éditorialiste à EURADIO

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