Le Conseil européen ou la dérive du pouvoir

Par Yves Pascouau.
Centralité croissante du Conseil européen, validation de l’unanimité comme mode de décision et perspective de mise en œuvre de coopérations renforcées affectent progressivement le domaine de la politique migratoire. Depuis 2015 et la « crise » liée à l’arrivée de milliers de demandeurs d’asile, réfugiés et migrants sur le territoire de l’Union européenne (UE), le Conseil européen est devenu le centre de gravité de la décision en matière migratoire.

Une prime au moins disant

Les réunions successives des chefs d’Etat et de gouvernement organisées depuis lors ont consacré l’émergence d’une politique fondée sur deux logiques principales.

La première a consisté à faire monter systématiquement la question migratoire au niveau des dirigeants européens pour montrer aux citoyens que la « crise » était gérée au plus haut niveau politique. La seconde logique a visé à enfermer le cadre d’action dans une approche d’endiguement des flux et de renvoi des personnes jugées indignes de protection. La fermeture des routes migratoires en direction de l’UE, depuis les rives de la Méditerranée en passant par les Balkans jusqu’aux pays africains, a servi le premier objectif. La politique de retour des personnes dans leur pays d’origine ou de transit a accompagné le second.

Le binôme « gestion des frontières » et « retour des personnes en situation irrégulière » a structuré la ligne politique des conclusions du Conseil européen. La « feuille de route » adoptée lors du sommet de Bratislava de septembre 2016 a parfaitement illustré ce mouvement. Les objectifs définis par les dirigeants européens visaient à « ne jamais permettre que se reproduisent les flux incontrôlés que nous avons connus », « réduire encore le nombre de migrants en situation irrégulière » et « assurer un contrôle total de nos frontières extérieures ».

L’ombre portée du populisme, puisant son carburant dans les images de « désordre » aux frontières et la crainte d’une « invasion » tout autant que dans les divisions qui déchirent les Etats sur la question de l’accueil et de la solidarité, peut en partie expliquer l’émergence d’une approche sécuritaire et punitive. En partie seulement.

Cette approche est le résultat d’un mouvement plus profond qui a érigé la règle du consensus, c’est-à-dire de l’unanimité, comme mode de décision au sein du Conseil européen. Ce faisant, la voix du moins disant, ou pire le veto, l’a emporté enfermant la politique de l’UE dans un cadre restrictif.

Une dérive assumée

Cette déviance du processus de décision a été formellement consacrée lors du Conseil européen d’octobre 2017. Les dirigeants ont souligné, en ce qui concerne la refonte du régime d’asile européen commun, que le « Conseil européen s’efforcera de parvenir à un consensus au cours du premier semestre de 2018 ». En utilisant le mot « consensus », ils ont convenu que la réforme de l’asile doit désormais être soumise à la règle de l’unanimité au sein du Conseil européen. Or, ce système est problématique à plus d’un titre.

Juridiquement, il viole les règles fixées par le traité. Tout d’abord, le traité n’autorise pas le Conseil européen à exercer des fonctions législatives ni à modifier l’équilibre institutionnel et les règles de vote définies par le traité. Or, en soumettant le domaine de l’asile au consensus, le Conseil européen usurpe un pouvoir dévolu au Parlement européen et au Conseil et impose la règle de l’unanimité dans un domaine qui relève de la codécision, autrement dit de la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres. Ensuite, le consensus quand il ne bloque pas la prise de décision, n’autorise qu’un alignement sur le moins disant. Il ne permet donc pas d’atteindre les objectifs du traité visant à établir une « politique commune », c’est-à-dire une politique qui poursuit un processus d’intégration et un transfert progressif des compétences au niveau de l’UE. Enfin, le traité confère au Conseil européen un rôle d’impulsion politique et non pas de frein.

Quant aux équilibres institutionnels, ils sont remis en cause. Le Conseil des ministres s’efface devant l’institution politique supérieure. Si la Commission conserve juridiquement son droit exclusif d’initiative, il lui sera politiquement délicat de déjuger une décision à laquelle son Président a pris part, car il est aussi membre du Conseil européen. Enfin, le Parlement européen pourra apprécier d’avoir un interlocuteur de haut niveau mais la négociation sera limitée au plus petit dénominateur commun, si toutefois il y a quelque chose à négocier. Ce sera « à prendre ou à laisser ».

Si le mouvement de « consensualisation » de la politique ne touche pour l’heure que le domaine de l’asile, un effet « tâche d’huile » n’est pas à exclure. Le sommet de Bratislava en a donné un avant-goût lorsqu’il a prévu d’élargir « le consensus de l’UE sur la politique migratoire à long terme ». Par extension, rien n’interdit aux leaders européens de soumettre la coopération de Schengen ou d’autres domaines à un tel régime.

Une dérive consolidée

Ce mouvement de centralisation et de « consensualisation » de la décision a été accentué par une nouvelle méthode de travail présentée par le Président du Conseil européen. Ce dernier a proposé de dépasser plus rapidement les difficultés et blocages politiques rencontrées lors des Conseils des ministres par une saisine plus fréquente du Conseil européen et la rédaction de « decision notes ».

Rédigées par le Président du Conseil européen, ces « decision notes » auraient pour objectif de mettre en lumière les blocages et de proposer des solutions. A défaut d’accord entre les membres du Conseil européen, une autre tentative pourrait être lancée ou, si le blocage est trop important, il serait possible de recourir aux coopérations renforcées.

Ce nouveau dispositif est discutable. D’une part, le choix du nom est inapproprié puisqu’il revient à reconnaître un pouvoir de décision où le traité n’en prévoit pas. D’autre part, il renforce la centralité du Conseil européen et la dérive du pouvoir. Enfin, il ouvre la voie à la mise en œuvre de coopérations renforcées, c’est-à-dire à un dispositif qui permet à certains États de ne pas participer aux politiques et d’obtenir un « opting out ».

Centralité croissante du Conseil européen, validation de l’unanimité comme mode de décision et perspective de mise en œuvre de coopérations renforcées, un tel mouvement bénéficie davantage aux moins disant et aux adversaires de la « méthode communautaire » qu’aux tenants d’une intégration plus poussée dans le domaine de la politique migratoire.

Le Parlement européen semble actuellement la seule institution en mesure d’élever la voix pour mettre un terme à cette dérive. La perspective de la campagne électorale de 2019 pourrait aussi jouer comme un levier politique. A défaut, la Cour de justice pourrait sur le terrain juridique rappeler aux Etats le respect de leurs obligations découlant du traité. Mais cette intervention pourrait intervenir trop tard, dans un domaine qui requiert une action raide, cohérente, de long terme et fondée sur les valeurs européennes.

L'auteur

Yves Pascouau

Fondateur du site www.EuropeanMigrationLaw.eu - Chercheur associé à l'Université de Nantes. Docteur en droit public de l'Université de Pau et des Pays de l'Adour. Sa thèse porte sur "La politique migratoire de l’Union européenne". Titulaire de la Chaire « Genèse et développement de l’espace Schengen » de 2017 à 2019.

Ex-directeur au European Policy Centre (Bruxelles) –
Chercheur associé sénior à l’Institut Jacques Delors (Paris) –

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