Brexit : les incertitudes des Européens au Royaume-Uni

Par Viviane Gravey
Elle s’appelle Shashi Awai, elle est Népalaise et médecin urgentiste. Résidante au Royaume-Uni depuis 16 ans, elle fait face à une procédure d’expulsion du territoire, son visa n’ayant pas été renouvelé à la suite de son divorce… Et ce malgré un manque de plus de 10 000 médecins dans le service de santé britannique.

Il s’appelle Owais Raja, il est Pakistanais et ingénieur, et travaillait jusqu’en 2016 pour le ministère de la justice anglais. Sa demande de carte de résident permanent lui a été refusée après que son comptable a fait une erreur – de 1200 £ – dans sa déclaration d’impôts. Cette erreur lui a valu d’être déclaré « risque pour la sécurité nationale » – une mention mise en place pour lutter contre les filières terroristes – de perdre son emploi, ainsi que l’accès de sa famille aux services de santé (malgré les maladies chroniques de sa femme et un de ses enfants) et son domicile. Et ce… malgré les efforts britanniques d’embaucher des ingénieurs venus de l’étranger, et quand bien même son salaire dépassait les 30 000 livres par an (soit 34 000 euros) requis pour démontrer que son emploi est « hautement qualifié » et donc désirable.

Elle s’appelle Irene Clennell, elle est originaire de Singapour. Mariée depuis 27 ans à un époux britannique, elle a des enfants et petits-enfants britanniques. Et pourtant, cette femme au foyer s’est retrouvée expulsée à Singapour l’an dernier, avec 12 livres sterling en poche. Sa carte de résidente permanente n’était plus valable, elle avait passé trop de temps à Singapour à s’occuper de ses parents mourants. Son mari, malade, ne peut plus travailler, et n’a pas suffisamment de revenus pour obtenir un visa marital (le seuil, cette fois-ci est fixé à 21 000 Euros annuels).

Que sont ils tous les trois devenus ?

Irene au final, après une campagne dans la presse, a pu obtenir un nouveau visa et rentrer s’occuper de son mari.

Owais a enfin réussi – après deux ans de bataille juridique et plus de 25 000 euros de frais – à faire barrer la mention de « risque pour la sécurité nationale » de son passeport. Il compte désormais quitter le Royaume-Uni avec sa famille au plus vite – ayant perdu toute confiance dans le système.

Pour Shashi, on ne sait pas encore ce qui va se passer.

Tous les trois sont la partie émergée de l’iceberg – celle dont parlent les journaux. Ces derniers mois, ceux-ci ont aussi beaucoup évoqué le scandale des « Windrush » – ces Britanniques d’origine jamaïcaine, nommé d’après le premier navire qui les a amenés au Royaume-Uni en 1948. Souvent très pauvres, ils se sont retrouvés sans abris, sans accès aux soins, voire même expulsés car ne pouvant pas prouver, en l’absence des papiers de leurs parents ou grands-parents, leur bon droit à séjourner en Grande-Bretagne.

Si certaines des expulsions indues datent des années 1990, le gouvernement britannique a surtout fortement durci sa politique migratoire au début des années 2010. C’est bien Theresa May, alors ministre de l’intérieur, qui a mis en place à l’époque une politique dissuasive avec le but explicite de créer un « environnement hostile » – rallongeant les procédures, augmentant leurs coûts (se faire naturaliser coûte ainsi plus de 2 200 Euros), encourageant les agents du ministère à ne faire preuve d’aucune flexibilité et à refuser des visas à la moindre erreur.

Sous son règne – près de 6 ans au ministère de l’intérieur, quand même – le nombre de fonctionnaires a baissé drastiquement. Avec des règles plus dures et moins de personnel, le facteur humain se perd et les erreurs s’accumulent – passeports perdus, procédure de visa prenant plusieurs années (pendant lesquelles les personnes intéressées ne peuvent quitter le pays).

Il y a un lien avec le Brexit : la semaine dernière, Theresa May a confirmé ce que beaucoup craignaient. En l’absence d’un accord commercial avec l’UE, les « immigrés » européens résidant au Royaume-Uni seront traités comme tous les autres immigrés. Ce qui est arrivé à Irene Clennel menacera alors toutes les femmes au foyer européennes – si d’aventure elles n’ont pas de maris riches. Quant au seuil fatidique des 30 000 livres de revenus annuels faisant office de gage de qualification et donc de désirabilité – aucune infirmière et bien peu d’enseignants, d’ouvriers du bâtiment ou de professionnels de la restauration et de l’hôtellerie le dépasseront. Tant pis pour les nombreux Européens exerçant ces professions – et qui se retrouvent dans l’incertitude la plus totale quant à leur statut après le Brexit. Et tant pis pour le système scolaire, de santé, et beaucoup de branches de l’économie britannique, qui reposent aujourd’hui sur ces travailleurs venus d’ailleurs.

Viviane Gravey

Enseignante/chercheure en politiques européennes à la Queen’s University Belfast et éditorialiste à EURADIO