BORGEN : l’illusion d’un idéal politique ?

Premier d’une série de trois posts sur la série télévisée « Borgen » par Mathilde Rousselet.

Les séries télévisées s’inscrivent toujours plus dans la réalité des spectateurs afin de satisfaire au mieux le critère de vraisemblance. Dans certains cas, il est étonnant de constater que la fiction devance de peu la réalité, comme l’illustre parfaitement la série politique Borgen qui met en scène l’accession d’une femme au poste de Premier ministre au Danemark. Cette fiction serait-elle porteuse d’un idéal politique susceptible d’influencer la politique danoise ?

Diffusée entre 2010 et 2013 au Danemark, Borgen, dont le titre renvoie au Château de Christiansborg, siège du parlement et du Premier ministre, expose les rouages de la démocratie danoise à travers l’exercice du pouvoir d’une femme politique centriste sur fond d’intrigues politiciennes. Or, en 2011, soit un an après la diffusion de la première saison de la série, une femme devient pour la première fois Première ministre au Danemark, et ce jusqu’en 2015. Peut-on alors considérer, comme le prétend Jean-François Pigoullié dans la revue Esprit, que « la série Borgen est un exemple éclatant de l’influence politique exercée par les séries télévisées » ?

Cette affirmation peut sembler excessive. C’est pourquoi certains auteurs, à l’instar d’Antoine Faure et Emmanuel Taïeb, dans la revue Quaderni, se montrent plus mesurés en prêtant aux séries « une capacité à préparer les esprits à des changements sociétaux ». De même que le personnage de David Palmer dans 24h chrono aurait préparé les mentalités à la possibilité d’un président noir à la tête des États-Unis avant l’élection de Barack Obama, le personnage de Birgitte Nyborg aurait préparé les esprits à l’éventualité d’une femme Première ministre du Danemark avant l’élection de Helle Thorning-Schmidt. Cette dernière a souvent été comparée à la Première ministre idéalisée de Borgen, ce qui n’a pas toujours joué en sa faveur, comme l’explique le géopolitologue Dominique Moïsi dans son ouvrage La géopolitique des séries ou le triomphe de la peur : « Au Danemark, il est courant d’entendre dire que le problème du pays est que le Premier ministre en exercice (…) est loin de posséder les qualités de Birgitte Nyborg ».

Selon Pierre Sérisier dans L’empire de la mélancolie. L’univers des séries scandinaves, la série danoise développe « une exposition idéaliste de la politique » par la mise en scène d’une femme au pouvoir à la recherche du bien commun. Le scénariste de Borgen, Adam Price, affirme d’ailleurs que « la série se fonde sur l’amour d’un idéal démocratique » ; ce qui renforce l’idée selon laquelle cette fiction télévisuelle est porteuse d’une utopie puisqu’elle propose des solutions politiques nouvelles.

Cependant, l’idéalisme est mis à rude épreuve dans cette série. L’héroïne de Borgen est au cœur d’un dilemme : comment rester fidèle à ses idéaux à l’épreuve du pouvoir ? Cette contradiction s’exprime notamment par l’intermédiaire des personnages qui côtoient Birgitte Nyborg, dans l’exercice de ses fonctions ministérielles. D’un côté, les promoteurs de l’idéalisme sont peu à peu discrédités au cours de l’intrigue ; la série illustre ainsi le caractère illusoire de cette voie politique. De l’autre, les tenants de la realpolitik sont certes influents mais souvent en désaccord avec la Première ministre, ce qui montre qu’elle ne délaisse pas complètement son éthique en politique. La série montre ainsi que l’idéalisme et l’éthique sont difficilement conciliables avec l’exercice effectif du pouvoir politique. Jean-François Pigoullié affirme que le principal défi à relever pour Birgitte Nyborg consiste à « exercer le pouvoir tout en préservant son intégrité morale ».

Si les deux premiers épisodes de la série s’ouvrent sur une citation de Machiavel, c’est parce que « Borgen se présente d’emblée comme un récit sur la morale politique », d’après Pierre Sérisier. Caractérisée par de nombreuses références au Prince, ouvrage de Machiavel paru en 1532, la série semble louer une éthique de l’efficacité fondée sur la pratique d’une politique « amoraliste ». D’après Machiavel, l’unique priorité du dirigeant doit résider dans la conservation du pouvoir. Il doit donc utiliser tous les moyens nécessaires pour se protéger et préserver son autorité, même si cela implique le reniement des principes moraux. Le prince peut faire usage du bien mais il ne doit pas hésiter à se comporter de manière cruelle si cela sert ses intérêts :

« Un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut respecter toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont appelés bons, alors qu’il lui est souvent nécessaire, pour maintenir son État, d’agir contre la parole donnée, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Et c’est pourquoi il faut qu’il ait un esprit prêt à tourner selon ce que les vents de la fortune et les variations des choses lui commandent ; (…) ne pas départir du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, si c’est nécessaire ».

Cette conception du pouvoir politique est illustrée dans une séquence de l’épisode 2, saison 1, de Borgen, au travers d’une discussion entre Birgitte Nyborg et son vieil ami et mentor du Parti centriste Bent Sejro, qui lui explique sa vision du milieu politique en ces termes : « Le pouvoir, ce n’est pas un chaton qui saute sur tes genoux pour s’y endormir. Il faut le saisir et il faut le garder. Sinon il s’échappe. (…) Tu n’as plus d’amis au Château. Tu dois pouvoir dire non à tout le monde, et pouvoir virer n’importe qui sans broncher ». Le personnage de Birgitte Nyborg illustre ainsi l’idée selon laquelle la réalité s’impose peu à peu à l’exercice du pouvoir, au détriment de la morale.

Loin d’exposer uniquement une vision idéaliste du monde politique, la série Borgen met donc en scène les difficultés d’ordre moral liées à l’exercice du pouvoir. Cette dichotomie entre morale et pouvoir politique se manifeste notamment dans la gestion de l’image de Birgitte Nyborg, au travers de sa communication politique et sa couverture médiatique. Ainsi, dans quelle mesure le pouvoir politique s’appuie-t-il sur le pouvoir de l’image et des apparences afin d’accroître sa légitimité ? Cette question sera analysée demain dans un deuxième post.

Mathilde Rousselet

Diplômée d’un Master en Études européennes et internationales à l’Université de Nantes, son mémoire de recherche porte sur la représentation du pouvoir politique dans la série télévisée danoise Borgen : « Borgen : la morale à l’épreuve du pouvoir »

Contact : mathilde.rousselet@hotmail.fr