Le 22 janvier 2023, la France et l’Allemagne célèbrent le 60e anniversaire du traité de l’Élysée, salué à juste titre comme un jalon dans l’histoire de l’Europe d’après-guerre. Mais le traité n’a fait qu’institutionnaliser au niveau gouvernemental un processus de réconciliation que la société civile avait déjà initié sans attendre le politique. Ce billet est le deuxième d’une série de trois réflexions personnelles sur une évolution remarquable.
La Cambe est un petit village situé sur le littoral de Basse-Normandie, qui compte 546 habitants. Vivants, c’est-à-dire. Ils cohabitent avec plus de 21 000 soldats allemands enterrés dans le cimetière militaire qui couvre sept hectares de leur commune. Ils font partie des 155 000 soldats tués entre le débarquement des troupes alliées le 6 juin 1944 et la fin des combats en Normandie, environ trois mois plus tard. L’histoire de ce lieu est une étude de cas intéressante qui permet de comprendre pourquoi la réconciliation franco-allemande a pu se réaliser comme elle l’a fait.
Lorsque le département du Calvados a engagé des travaux sur la route nationale 13 entre Caen et Cherbourg au milieu des années 1990 pour en faire un axe à 2×2 voies, il a dû la dévier légèrement à certains endroits. C’est ainsi que le cimetière militaire de La Cambe s’est soudainement retrouvé séparé de la route principale par une bande de terre de 100 mètres remplie de déblais provenant des travaux routiers.
Les autorités ont offert ces mètres carrés supplémentaires au Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge, une association caritative de longue date qui s’occupe des tombes de guerre et identifie les personnes enterrées sur tout le continent. L’idée a été lancée de créer un petit centre d’information et de documentation ainsi qu’un « jardin de la paix » composé d’arbres parrainés par des particuliers ou des organisations, dans le but à la fois d’aménager agréablement la butte des déblais et de générer des revenus qui seraient investis dans les cimetières d’Europe de l’Est, devenus tout d’un coup aisément accessibles au début des années 90.
Le parrainage d’un arbre a été provisoirement fixé à 500 D-Mark (250 euros). Chaque arbre serait doté d’un petit panneau vert sur lequel seraient inscrits la date et le nom du parrain, ainsi que deux lignes de texte. L’une de mes étudiantes de deuxième année de l’école de commerce du Havre était partante pour faire un stage d’été sur le site pour réaliser une « étude de marché » : avec son petit questionnaire, elle testait simplement l’idée et la gamme de prix auprès des visiteurs. Elle a eu un écho extrêmement positif, beaucoup de personnes voulaient réserver tout de suite. Par conséquent, l’idée a donc été mise en œuvre.
Le 21 septembre 1996, les 21 premiers érables ont été plantés lors de l’inauguration du jardin de la paix. Il y avait de la place pour un total de 235 arbres. En novembre, le jardin était déjà complètement surbooké, ce qui a incité les autorités françaises à accorder l’utilisation d’une autre butte de déblais à côté de la nouvelle bretelle d’autoroute, et pendant qu’elles y étaient, elles ont également offert toute l’allée le long de la petite route en cul-de-sac entre la bretelle et le cimetière. Au début de 1998, le jardin était rempli de 1 127 arbres. Aujourd’hui, le cimetière attire environ 100.000 visiteurs chaque année, et depuis 2019, l’exposition du petit centre d’information a été remarquablement bien renouvelée et mise à jour.
Au XXIe siècle, la facilité des échanges entre une association caritative allemande et les autorités françaises ne constitue pas une grande surprise. Ce qui est plus étonnant, c’est la tolérance tranquille de tous ces corps ennemis dans le sol français dans l’immédiat après-guerre et durant les années qui ont suivi. Selon les archives, aucun incident de protestation, et encore moins de vandalisme, n’a été noté, à aucun moment. Pourtant, il y aurait eu de bonnes raisons pour s’indigner, puisque le cimetière contient non seulement les restes de gamins de 17 et 18 ans, envoyés au front pour donner leur vie au Führer, mais aussi plusieurs centaines de membres de la « Waffen-SS », ainsi qu’une poignée de véritables criminels de guerre, dont l’officier qui avait ordonné le massacre d’Oradour-sur-Glane, devenu un lieu de mémoire emblématique de la cruauté.
Évidemment, le Volksbund prenait soin de faire profil bas, tout en réfléchissant à la meilleure manière de gérer cette nécropole, l’une des cinq de Normandie. Dans une note interne de 1949, la conception future du cimetière est évoquée. Des « milliers de croix blanches », comme par exemple dans le cimetière américain de Saint Laurent/Colleville – celui qui a été rendu célèbre par le film de Spielberg « Il faut sauver le soldat Ryan » – situé à 15 km à l’est de La Cambe, étaient considérées comme une « solution insatisfaisante » dont « l’effet de masse » était à éviter absolument. L’option retenue était de petits groupes de cinq crois symboliques, au-dessus des innombrables pierres plates, discrètement insérées dans le sol, portant les noms des soldats enterrés.
La création de la République fédérale a, par la suite, permis des discussions intergouvernementales sur la question des cimetières de guerre. Une convention a été signée par le chancelier Adenauer et le président du conseil Pierre Mendès France en 1954, exprimant conjointement le souhait de rendre ces cimetières « permanents » et « d’assurer la dignité des tombes ». Les autorités françaises allaient soutenir l’organisation de la société civile désignée par le gouvernement allemand. La Cambe, comme de nombreux autres sites, s’est vu confier au Volksbund.
Dès 1957 – six ans avant la signature du traité de l’Élysée – il a donc été possible de lancer le réaménagement complet du cimetière. Des cars entiers de volontaires allemands et internationaux ont été acheminés au premier Camp International de Jeunes organisé sur le site. Les archives rapportent que de nombreux jeunes Français des communes aux alentours passaient par curiosité, avant de revenir le lendemain avec leur propre pelle pour aider pendant une semaine ou deux.
Le risque d’une réaction émotionnelle contre un tel monument allemand ne pouvait cependant jamais être totalement exclu. Le compte rendu d’un échange entre le Volksbund et le ministère français des Anciens Combattants et Victimes de Guerre avant une cérémonie d’inauguration officielle du cimetière paysager entièrement achevé en 1961, montre comment ce dernier insiste sur le caractère purement religieux et discret de l’événement, afin d’éviter tout incident embarrassant. Ce qui n’excluait pas une cérémonie bilatérale politique dans les salons de la Préfecture de Caen, associant des représentants de la société civile des deux côtés. On insistait aussi sur le fait que la bonne entente entre les officiels devait par tous les moyens être étayée par des contacts entre les visiteurs et la population locale.
La « réconciliation au-dessus des tombes » est devenue la devise du Volksbund et depuis, cette expression est entrée dans le vocabulaire courant grâce à d’innombrables discours et éditoriaux. Lorsque j’ai discuté avec les responsables du Volksbund pendant les travaux du jardin de la paix de La Cambe en 1995-1996, en essayant d’expliquer pourquoi un tel lieu n’avait jamais fait l’objet d’attitudes ouvertement négatives, nous évoquions le « caractère profondément humain et universel » d’une activité qui consiste à prendre soin de tombes, le profil bas des cimetières allemands, loin de tout discours héroïque, et le caractère résolument positif du « narratif de la paix ».
Mais La Cambe est aussi une étude de cas pertinente pour les conditions dans lesquelles une telle réconciliation peut se produire. Elle est rendue possible par la reconnaissance sans ambiguïté des méfaits d’un côté et la volonté de croire en sa sincérité de l’autre côté. Elle est facilitée par une fatigue écrasante et une compréhension partagée que le principe du « plus jamais ça ! » a besoin de réalisations concrètes pour avoir un sens. Et elle est grandement favorisée par la cohérence entre le travail de terrain d’en bas et l’orientation gouvernementale d’en haut. Il existe un lien direct entre la Déclaration Schuman et l’acceptation des soldats enterrés en terre normande.
Ceci étant dit, comme l’a écrit l’une de mes étudiantes américaines dans un essai rédigé après une excursion d’une journée sur les plages de Normandie, la réconciliation franco-allemande, même avant le traité de l’Élysée de 1963, « n’est rien de moins qu’un miracle ». Inutile de vous dire qu’elle a obtenu une excellente note.