Par Antonella Forganni
Le débat vif déclenché par le Brexit rappelle aussi que le Royaume-Uni ne consiste pas seulement en quatre «home nations » – l’Angleterre, l’Écosse, le Pays-de-Galles et l’Irlande-du-Nord, chacun avec son équipe nationale de football propre – mais aussi d’une variété de régions administratives. En d’autres termes : le Brexit possède des aspects interconnectés qui, sans être conflictuels en apparence, ont un impact significatif sur la vie quotidienne des gens.
J’ai eu l’occasion, cet été, de m’en faire une idée lors d’un excellent séminaire organisé par le Professeur Ignazio Cabras à l’Université du Northumbria, située à Newcastle. Cette manifestation, justement axée sur la perspective régionale a réuni des universitaires, mais aussi des représentants du monde de l’entreprise, des syndicats et des collectivités régionales, créant ainsi un forum vivant pour échanger des idées sur « Les implications du Brexit pour l’avenir de la décentralisation dans le Nord-Est de l’Angleterre », comme l’annonçait le titre.
Le séminaire fut lancé par le Professeur Keith Shaw avec la question principale qui allait dominer la discussion tout au long de la journée : où iront, exactement, les compétences rapatriées par le Brexit ?
Il faut comprendre qu’au Royaume-Uni, le processus relativement jeune de décentralisation (ou « devolution » en V.O), a toujours été, pour des raisons historiques, « asymétrique ». Aujourd’hui, on observe une sorte de course parmi les régions avec l’objectif d’obtenir du pouvoir central londonien plus de compétences et de contrôle sur leurs affaires. Tout un « millefeuille » d’entités locales et régionales – municipalités, régions, et collectivités intermédiaires – négocient des accords de dévolution avec le gouvernement central, non seulement pour obtenir des financements, mais aussi les pouvoirs nécessaires pour les utiliser dans la mise en œuvre de leurs politiques locales. Leur réussite dans ces négociations dépend de plusieurs facteurs très variables. Les collectivités qui peuvent compter sur des négociateurs plus aguerris, par exemple, ont plus de chances d’obtenir des concessions significatives. C’est l’une des raisons pour laquelle le développement d’un tel savoir-faire sur le plan local est une priorité pour les administrateurs impliqués dans ces négociations et pour ceux qui sont amenés à exercer de nouvelles compétences.
En tant qu’État-membre, le Royaume-Uni est un contributeur net au budget européen. Cependant, il y a des régions, comme le Nord-Est de l’Angleterre, qui sont des bénéficiaires nets. D’où une certaine inquiétude, vu que la disparition des ressources financières redistribuées par l’Union européenne suite au Brexit risque de créer des problèmes budgétaires pour une telle région. Qui plus est, le Nord-Est est une région qui « exporte » beaucoup au reste du marché unique et dont le secteur industriel, étant donné les limites démographiques de la région, a besoin d’attirer de la main d’œuvre. Il n’est guère surprenant que tant les représentants de l’entreprise et les élus locaux anticipent déjà un ralentissement économique sérieux.
Toute cette constellation suscite une compétition à outrance entre les collectivités locales pour obtenir le meilleur « deal » possible avec le gouvernement central. Comme dans toutes les compétitions, il y a des gagnants et des perdants. Le Brexit révèle une société hautement fragmentée, et la pression qu’il exerce sur le processus de décentralisation risque de constituer un facteur supplémentaire de division, car le transfert de ressources financières et de compétences du centre vers la périphérie n’est pas homogène. Tout dépend de comment sont jugés les besoins locaux, ce qui produit quasi-inévitablement une perception d’injustice.
Le séminaire aborda d’autres inquiétudes. D’un côté, les entreprises sont préoccupées par l’impact économique négatif d’une exclusion du marché unique. De l’autre côté, les syndicats craignent qu’à la fin, ce seront encore les classes sociales les moins favorisées qui finiront par payer l’addition du Brexit. Ils ont de bonnes raisons d’être inquiets : par le biais de la grande loi du retrait de l’Union (‘Great Repeal Bill’), actuellement débattue au Parlement, le gouvernement prévoit d’abord de transposer le droit européen directement applicable en droit national, puis de modifier les règles au cas-par-cas, parfois par voie parlementaire normale, mais parfois aussi par simple décret gouvernemental grâce à la délégation du pouvoir comprise dans cette loi. Il n’y a du coup aucune garantie que les standards de l’Union européenne, par exemple en matière de protection du consommateurs ou des droit des travailleurs – qui sont plus élevés qu’ailleurs dans le monde et fortement protégés par la Cour de Justice de l’UE – resteront intouchés.
Le processus de décentralisation est considéré comme nécessaire au Royaume-Uni, justement parce que la croissance économique et la productivité sont inégalement réparties. Cependant, si la manière dont il se déroule reste aussi mal équilibrée qu’elle apparaît aujourd’hui, il y a un grand risque que, plutôt que de mitiger la fragmentation de la société britannique, il aggravera encore les clivages entre les territoires urbains et ruraux, et la disparité des richesses entre les catégories sociales.