Cet entretien de Jean-Marc Ferry avec Povilas Aleksandrovicius est paru sur le site intellectuel chrétien lituanien http://www.bernardinai.lt
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P.A. Après avoir enseigné la philosophie et les sciences politiques à l’université libre de Bruxelles, vous êtes devenu professeur titulaire de la chaire Philosophie de l’Europe à l’université de Nantes. Ce passage de la philosophie politique générale à la philosophie de l’Europe, que signifie-t-il pour vous ? En quoi l’Europe constitue-t-elle un objet spécifique de la réflexion philosophique ?
JMF. Mes premières publications sur la question européenne remontent à 1992. Cinq ans au-paravant, durant une période de recherches postdoctorales à l’Université Goethe de Frank-furt/Main, auprès du Prof. Habermas, des lectures m’avaient conduit à approfondir le concept de Lebenswelt, chez Husserl pour qui « l’européologie est l’avenir de la philosophie ». De ce point de vue, l’idée d’Europe est inséparable du projet philosophique en général, tel qu’il a en tout cas été inauguré avec Platon. Cela dit pour suggérer que mon intérêt pour l’Europe n’est pas spécialement dérivé de mes études et enseignements de philosophie politique, mais aussi bien de mes orientations plus « métaphysiques » vers ce que l’on nommait, naguère, « philosophie première ».
J’ai cependant voulu voir une certaine continuité entre « l’Europe philosophique » (l’expression est de Husserl) et l’Europe politique. Il est vrai que le pragmatisme des pionniers de la construction européenne semble bien éloigné de l’idéalisme de la Conférence de Vienne sur « La crise de l’humanité européenne et la philosophie ». Mais le projet d’une Union politique rencontre de puissantes inspirations philosophiques, chez Kant comme chez Nietzsche lui-même, Nietzsche, l’antinationaliste, qui voyait l’union économique de l’Europe venir avec nécessité (“Die wirtschaftliche Einigung Europas kommt mit Notwendigkeit”, écrivait-il en mars 1888). Le projet européen a besoin d’un horizon conceptuellement consistant. Je dois à Kant l’heuristique que représente son épure d’une Union cosmopolitique, renvoyant, disait-il, à trois « niveaux de relations du droit public ». C’est ce qu’il a développé dans son traité sur « La Paix perpétuelle », paru en 1795. Il y proposait une construction quasi constitutionnelle. Elle offre, à mes yeux, une grille de lecture sans équivalent pour comprendre la structure profonde de l’Union européenne, le Nomos de l’Europe. La pensée du Hegel des premiers Ecrits théologiques m’a aussi apporté, sur un autre plan : celui d’un nouvel Ethos de l’Europe, d’un éthos « reconstructif » s’exprimant à travers des gestes de responsabilité assumée à l’égard du passé.
Clairement, le thème husserlien d’une « Europe philosophique » situe la question européenne comme l’objet philosophique par excellence. Quant à l’Europe politique, c’est surtout le rapport à Kant qui, à mes yeux, justifie qu’on la regarde comme un objet spécifique de la réflexion philosophique. Kant avait introduit la distinction entre un concept scolastique (Schulbegriff) et un concept cosmique (Weltbegriff) de la science. Puis il a spécifié le concept cosmique dans un sens cosmopolitique . Il s’ensuit que philosopher in sensu cosmopolitico, cela revient, selon Kant, à penser dans l’horizon d’une unification de toutes les fins de la recherche, elles-mêmes subordonnées à « la fin ultime de la raison ».
La « philosophie de l’Europe » est le lieu d’une telle recherche transdisciplinaire, associant notamment le droit, la science politique, l’histoire, la sociologie. C’est dans cet esprit que je me suis attaché à œuvrer dans le cadre de la Chaire de Philosophie de l’Europe, que j’anime, à Nantes ; et, avant cela, à l’École doctorale d’Études européennes, que j’ai présidée à l’Université libre de Bruxelles. Depuis les ébranlements de la zone euro, il me paraît important de réactiver l’économie politique pour le compte de la question européenne. L’Union est confrontée à des problèmes systématiques qui pourraient trouver un recours contre ses dérives actuelles, avec le réveil d’une science économique compréhensive et, j’oserais dire, intelligente. Depuis 2011, je m’applique à une critique se voulant constructive du système mis en place en zone euro. Ce fut aussi pour moi une occasion de renouer avec des intérêts que j’avais naguère développés en Économie.